Le tragique et l’Occident à la lumière du Non-dualisme asiatique
Article de Georges Vallin paru dans « Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, T. 165, No. 3 (Juillet-Septembre 1975)
« Il est significatif, nous dit Jean-Marie Domenach[1], que le tragique, cette catégorie essentielle de l’existence humaine, marque la culture de l’Europe, et nulle autre. »
Pour justifier cette affirmation, il nous paraît utile de montrer comment, dans un cadre culturel aux présuppositions fondamentalement différentes de celles de l’Occident (ou de l’Europe), l’apparition du tragique en tant que « catégorie essentielle de l’existence humaine » – tel qu’il se manifeste dans la tragédie grecque – est proprement inconcevable.
C’est à la pensée de l’Asir traditionnelle, telle qu’elle apparaît dans l’Hindouisme et le Bouddhisme notamment, qu’il nous paraît éclairant de nous adresser, pour plusieurs raisons : la métaphysique asiatique nous offre un type de pensée qui, sans méconnaître ni escamoter les motifs du tragique tel qu’il apparaît en Occident, n’aboutit jamais à isoler, à hypostasier ou à valoriser les structures du tragique et les sentiments qui leur correspondent. D’autre part, il nous semble que c’est dans la pensée asiatique, et plus précisément dans l’Hindouisme, que nous rencontrons l’expression la plus achevée et la plus cohérente de cette « philosophie tragique » d’inspiration dionysiaque que Nietzsche a tenté d’élaborer, à partir d’une méditation sur la tragédie grecque et d’une reprise de certains thèmes élaborés par les penseurs présocratiques. Mais il importe de préciser que le terme même de philosophie tragique ne convient pas à cette doctrine orientale en raison des différences de perspective que nous aurons à élucider.
Le « postulat » qui servira de point de départ à notre réflexion peut être formulé comme suit : si le tragique n’est apparu qu’en Occident, c’est parce que l’homme d’Occident en général – dans le contexte de la civilisation traditionnelle aussi bien que dans celui de la modernité – correspond à ce que Nietzsche appelle « l’homme ré-actif », c’est-à-dire l’homme du « nihilisme », du « ressentiment », du « déclin », etc., à l’intérieur des limites duquel il nous semble que Nietzsche lui-même tente illusoirement d’élaborer sa théorie du Surhomme et de l’affirmation totale. Ce qui nous paraît constituer l’idéologie permanente de l’homme d’Occident, c’est la croyance à la réalité de l’individuel ou l’identification entre réalité et individualité, par opposition à l’idéologie fondamentale de l’Asie traditionnelle, telle qu’elle transparaît dans les doctrines du Védanta non dualiste, du Taoïsme ou du Bouddhisme du Grand Véhicule[2]. L’homme d’Orient, dont nous posons les caractéristiques essentielles à partir des productions culturelles que constituent ces doctrines, tend à identifier le réel et l’Universel ou le Supra-formel, ainsi qu’il apparaît dans la célèbre formule upanishadique popularisée par Schopenhauer : tat tvam asi : cela (l’Absolu supra-personnel), toi (l’ego) tu l’es.
Cette identification qui nous paraît constituer l’objet de la forme la plus achevée de l’intuition intellectuelle correspond à une doctrine de l’affirmation intégrale (celle dont Nietzsche avait la nostalgie) qu’on pourrait appeler aussi la doctrine de l’affirmation originaire, qui caractérise l’homme de l’origine, de l’aurore de la pensée ou du « lever du soleil », de la pensée, c’est-à-dire l’homme de l’Orient. Affirmation originaire et intégrale[3], qui ne s’appuie sur la négation qu’à titre de véhicule dialectique – ainsi qu’on peut le voir à propos de la méthode apophatique ou de la « théologie négative » qui se trouve à l’œuvre dans la position de l’Absolu supra-personnel visé par les Bouddhistes, les Védantins ou les Taoïstes. Affirmation intégrale ou intégrative qui pose d’entrée de jeu la coïncidence entre la transcendance intégrale de l’Absolu et son immanence intégrale à la manifestation, telle que nous l’avions mise en lumière à propos de la doctrine de la Nature intégrale[4].
Dans cette optique, la négativité n’est pas originaire mais dérivée, ainsi que nous l’avions montré pour la théorie de la Mâyâ ou de la manifestation universelle[5]. Cela ne signifie nullement qu’elle soit exclue du réel ou escamotée : elle est proprement intégrée dans le réel, et dans l’Absolu lui-même, dont elle constitue une dimension intérieure (correspondant, rappelons-le, à la « Nature intégrale »). Autrement dit, la négativité qui n’est jamais exaltée en tant que telle, se trouve métaphysiquement justifiée par son intégration dans l’Universel.
Ce point est capital pour l’ontologie ou la théologie, aussi bien que pour l’anthropologie de l’homme oriental, qui excluent formellement toutes les formes de dualisme ou d’oppositions ou de contradictions, sinon celles qu’on peut rencontrer à titre de méthode, et qui ne sont de ce fait que provisoires et propédeutiques[6].
L’opposition entre l’homme et la transcendance d’un Dieu « méchant » ou simplement « absent » s’y avère impensable. Tous les thèmes qui développera la tragédie en Occident ou qui marqueront le tragique[7] dans la pensée occidentale se trouvent intégrés dans une perspective qui les dé-tragifie, mais sans qu’on puisse parler – comme on peut le faire, nous semble-t-il, pour le pantragisme hégélien qui s’est mué en pan-logisme – d’escamotage ou de « récupération ».
Nous prendrons quelques exemples aussi caractéristiques que possible pour illustrer notre thèse, et d’abord la théorie du « Dieu destructeur » dans l’Hindouisme. Le Dieu trinitaire de l’Hindouisme est non seulement « créateur » (ou plutôt « manifestateur ») et « conservateur », mais plus fondamentalement destructeur. Cela nous paraît apporter des éléments de comparaison et de réflexion très importants pour l’intelligence du « dionysiaque », dont le Shivaïsme hindouiste nous paraît constituer la « vériter », c’est-à-dire l’expression la plus achevée et la plus profonde.
L’individuel doit nécessairement être détruit, en tant qu’il apparaît non seulement comme une manifestation, mais comme une occultation et une limitation « injuste » (cf. la parole d’Anaximandre) de l’être ; mais cette destruction, dans la pensée orientale, doit être comprise à la lumière des réserves suivantes : ce qui est vraiment réel ne peut être détruit[8], la « destruction » ne peut être qu’une transformation et ceci dans un double sens.
Ce qui est individuel doit nécessairement être transformé, c’est-à-dire passer à une autre forme. Le Bouddhisme justifiera cette thèse avec éclat : l’ego est proprement indestructible, il dure indéfiniment, à travers l’alternance indéfinie des « naissances » et des « morts » – correspondant au fameux argument des contraires du Phédon – et c’est l’indéfinité de ce devenir qui correspond en un sens à l’élément « tragique », à l’extériorité du destin (extériorité de la réalité apparente de l’ego par rapport à la réalité véritable de l’ego, identique à l’Absolu transpersonnel). L’ego prisonnier de la « soif » produite par l’ignorance est victime du « Destin » qui apparaît, on le sait, sous la figure de Mâyâ en tant que puissance d’obnubilation (avarana-shakti) qui correspond au « Dieu méchant » qui aveugle le « héros », dans la tragédie grecque[9]. Mais de même que le Dieu destructeur n’est que l’expression de la nécessité ontologique consécutive à l’identité essentielle de l’Absolu et du manifesté, ou de l’individuel et de l’Universel, de même le Dieu obnubilant (symbolisé par le voile de Mâyâ) n’est pas lié à une « méchanceté foncière » de l’être, à une « violence originaire », etc., mais n’est qu’une conséquence du principe de manifestation qui lui-même est une conséquence ou une expression de l’Infinité intégrale de l’Absolu. En vertu de l’identité essentielle du Moi et de l’Absolu supra-personnel, cette « obnubilation » qui est à l’origine de la croyance à la réalité de l’ego, c’est en un sens le Moi lui-même qui peut apparaître comme s’en étant affecté et « infecté », et non un Destin maléfique et transcendant. La théorie de la « Mâyâ qui obnubile » n’est pas corrélative d’une mise en accusation « tragique » du Dieu méchant et jaloux qui aveugle les « mortels ». L’extériorité du Destin est intégrée dans la plénitude indéchirable et infinie de l’Être. L’homme ne saurait s’en prendre à une entité fondamentalement extérieure à lui : si « tragique » il y a, il est en un sens intérieur à l’homme. La souffrance de l’ « innocent » n’est pas un scandale « tragique » ou « métaphysique » car il n’y a pas d’existence « innocente » : l’individu est en un sens responsable de sa propre individuation, car il a la possibilité permanente inscrite au cœur de son être, de redécouvrir la dimension « universelle » ou « infinie » de l’Être, dont il n’a jamais été séparé en réalité.
Et l’individuation comme telle est nécessairement liée à la souffrance et à la destruction : la mort n’est pas extérieure à l’ego, mais inscrite dans son être en tant que structure permanente, quoique illusoire, sous forme de la puissance de négation ou du « vide » constitutif de l’ego. Toute existence doit être « déchirée » en tant qu’elle est centrée sur l’ego (et c’est la leçon que Nietzsche croyait pouvoir tirer, à juste titre, de la tragédie grecque et de son ivresse dionysiaque). Mais ce déchirement n’est ressenti, dans la « terreur et la pitié » cathartiques qu’Aristote assignait à la tragédie, que par une culture qui identifie l’homme réel et l’ego. En terminologie bouddhique, on dira, de façon moins pathétique, que « tout agrégat est impermanent » comme Héraclite disait que « toutes choses s’écoulent »[10], au-delà de toute tristesse et de toute angoisse « tragique ». La souffrance de l’ego n’est ni un scandale, ni un accident mais une loi fondamentale de l’être individuel, au-delà de tout pessimisme – puisque l’être-ego ou l’individu n’est pas à lui-même sa propre vérité mais un masque qu’il s’est forgé lui-même et qui lui dérobe son vrai visage. L’échec du héros tragique sous tous ses avatars n’est ici que le signe de cette première équation que le Bouddhisme a posée avec une grande rigueur : l’existence de l’ego est identique à la souffrance, et l’être de l’ego est identique au « vide ». Mais cette première équation s’adosse à la seconde qui constitue sa « vérité » ultime : l’ego qui souffre ne constitue pas mon véritable centre de gravité ontologique. En réalité ultime, je suis identique à Cela, c’est-à-dire au Soi (Atman), à l’Absolu transpersonnel.
Il convient ici de noter la deuxième signification du « pouvoir de destruction » dont nous parlions plus haut : pour l’homme asiatique, la mort corporelle n’est pas l’objet de la tristesse ou de l’angoisse fondamentale : car elle n’est qu’un moment dans le processus indéfiniment répété du devenir de l’ego et des alternances de « naissances » et de « morts » qui rythment ce devenir : l’objet d’angoisse concerne le « destin » de l’ego qui consiste dans ce processus perpétuellement renouvelé d’attachement consécutif à la transmutation du « désir » et à la disparition de l’ignorance. Ce processus est celui d’un devenir ou d’une transformation, c’est-à-dire du passage d’une forme individuelle à une autre.
La seule destruction véritable, c’est donc la transformation prise dans le sens de passage au-delà de la forme individuelle, au-delà de l’ego, dans ce mouvement de transcendance intégrative que symbolise la puissance destructrice de Shiva. Ce que détruit ici la seule « mort » concevable, c’est l’ego, l’illusion de l’ego, en le réintégrant dans la plénitude de son essence illimitée. Aussi bien, pas plus le « destin » constitutif de l’ego que la puissance destructrice du « divin » ne sauraient-ils être posés ici comme objet d’un sentiment « tragique ».
Or nous savons que l’ontologie et l’anthropologie dominantes de l’homme d’Occident sont précisément centrées sur l’invincible affirmation de la réalité de l’ego (sous toutes ses formes)[11] et de la réalité des formes individuelles en général. Cette croyance nous semble corrélative d’une mutilation de l’être[12], et d’une attitude que nous appellerons « réactive » car elle a perdu le sens de la plénitude originaire en prenant pour origine et pour essence, en fait, sinon en droit, la négativité ou le principe d’individuation identifié au principe de réalité. Nous avons montré que ce processus d’identification domine massivement la pensée de l’Occident d’Aristote à Sartre, et il débouche sur la prise de conscience progressive des implications ultimes de cette affirmation de l’ego : l’identification de l’homme avec le vide de l’ego, corrélative de la découverte du non-sens fondamental du monde ou du « monde absurde ». Autrement dit, le « nihilisme » dont Nietzsche voyait l’origine dans la mutilation platonicienne de la chair, de la terre et de l’instinct nous semble remonter à l’intronisation du principe d’individuation ou à la sanctification métaphysique de l’ego. Et le destin, proprement tragique, de l’Occident nous paraît consister dans la découverte progressive des conséquences de cette sanctification coïncidant avec le prométhéisme fondamental de l’homme d’Occident. L’homme d’Occident est un homme essentiellement tragique parce que la négativité est chez lui originaire et non dérivée. Sa croyance à la réalité de l’ego nous paraît expliquer ce par quoi il se distingue fondamentalement de l’homme asiatique traditionnel[13]. Cette croyance, à ses divers niveaux, peut apparaître corrélative des divers aspects qu’a pu prendre la « mort de Dieu », qui rythme, pour ainsi dire, les avatars du tragique en Occident.
Le tragique est donc intimement lié à la croyance à la réalité de l’ego.
Or le Bouddhisme nous apporte sur ce point une perspective exemplaire, et c’est à sa lumière que nous nous proposons de cerner la nature et les formes du tragique.
Toutes les formes du tragique nous renvoient, en dernière analyse, à l’ego comme origine des contradictions, des séparations, des déchirements, c’est-à-dire de toutes les formes de souffrance que la conscience et l’art tragiques ont été capable de concevoir.
L’ego conçu sous la forme extrême de pure activité de négation, pure forme sans contenu[14], nous paraît constituer le fondement même du tragique, aussi bien du tragique impur et imparfait tel qu’il apparaît dans la culture de l’Occident traditionnel (tragique grec et chrétien) que du tragique de l’état pur tel que la culture contemporaine l’a élaboré (dans l’antithéâtre d’un Becket aussi bien que dans les philosophies de l’absurde, notamment celle du premier Sartre).
On peut dire que ce tragique à l’état pur hante comme leur limite, et leur ultime vérité, les grandes productions culturelles, les attitudes fondamentales de l’homme occidental.
Le tragique est comme l’ombre portée ou le résidu de ces attitudes fondamentales : même lorsqu’il est thématisé, il est loin d’être intégré.
Le spectacle tragique n’est qu’une catharsis qui irréalise notre angoisse refoulée, autrement dit qui constitue une fuite devant le tragique et non une délivrance que seule une véritable intégration du tragique serait capable de produire. Or la psyché de l’homme d’Occident oppose à cette intégration le barrage constitué par l’hégémonie de l’ego et du principe d’individuation.
Il nous semble que dans l’Occident traditionnel nous sommes confrontés à deux formes différentes de tragique, d’une part, celle que manifeste la tragédie grecque, et qui se trouve liée à la problématique du Dieu méchant, d’autre part, celle qui se rattache au monothéisme judéo-chrétien, et à la problématique du Dieu caché ou du Dieu absent.
Il est à noter d’abord, en suivant l’analyse proposée par Ricoeur[15], que le « mythe tragique » tel qu’il a été élaboré par la tragédie grecque constitue un type défini de réponse au problème de l’origine du mal, alors que le monothéisme judéo-chrétien apporte une réponse totalement différente. Il nous paraît utile de nous arrêter d’abord à cette première divergence que nous analyserons à la lumière du Non-dualisme asiatique, qui peut nous inciter à voir dans les deux perspectives divergentes deux instances complémentaires qu’il intègre et unifie dans l’universalité de sa propre perspective.
Le monothéisme judéo-chrétien situe dans la seule volonté de l’homme libre, créé par Dieu, l’origine du mal. Dieu est par définition « innocent » du mal, l’homme est seul à en porter la responsabilité. L’homme créé par Dieu n’est pas habité par le mal, qui naîtra d’abord d’une libre et « mauvaise » orientation se son vouloir sous forme de « mal moral » – pour reprendre la terminologie leibnizienne et qui apparaîtra ensuite sous forme de « mal physique » ou de souffrance, juste punition du « péché », c’est-à-dire l’affirmation consciente et volontaire par laquelle l’ego se veut lui-même et se pose pour ainsi dire comme un absolu.
Dans ce contexte, l’ego n’est donc pas hanté par le mal antérieurement à la libre décision par laquelle il se prend lui-même comme objet, comme fin et comme mesure.
Il y a disjonction radicale entre la position de l’ego dans l’être (acte créateur émanant de la libre volonté de Dieu) et le mal qui provient de la libre volonté de l’home (cf. l’interprétation du péché d’Adam dans le De libero arbitrio de saint Augustin).
On sait d’ailleurs que ce thème de « l’innocence » de Dieu est un lieu commun de toutes les théodicées de l’Occident, de Platon à Leibniz.
A cette problématique s’oppose radicalement le « mythe tragique » de l’origine du mal qui, à la limite, peux apparaître comme une « anthropodicée », proclamant l’innocence de l’homme et l’injustice de sa souffrance infligée par les Dieux qui apparaissent « jaloux » de sa grandeur ou simplement de son bonheur.
Sans doute voyons-nous pointer ici l’élément de « démesure » que la souffrance viendra expier – selon un schéma analogue à celui du mythe adamique (cf. le vol de Prométhée. ou le « savoir démesuré » d’Œdipe), mais la démesure elle-même peut apparaître comme un « destin » dont l’homme est victime, et qui se rattache à une sorte de violence et de mal originaire inhérent à l’être lui-même antérieurement à et indépendamment de l’intervention du vouloir de l’homme. Autrement dit, si l’homme fait le mal qui entraînera la souffrance, c’est parce qu’il était « aveuglé par les Dieux » et à partir de ce schéma fondamental l’homme souffrant apparaîtra comme l’innocente victime d’une puissance aveugle et maléfique qui l’accable, l’écrase et le détruit, et ce spectacle engendre la crainte, l’angoisse et la terreur en même temps que la pitié, ainsi que le dira Aristote.
Cet écrasement de l’homme, cette fatalité aveugle et inéluctable qui s’abat sur lui du dehors – comme dans la tragédie grecque, ou qui lui est intérieure, comme dans le tragique racinien et qui, à la limite s’identifie avec la « liberté pure » à laquelle l’homme est condamné, comme dira Sartre – apparaissent proprement injustifiés, en rupture avec nos exigences éthiques ou logiques de justice et de signification. Le tragique correspond à une sorte de protestation contre l’injustice divine, à une mise en accusation des Dieux qui paraîtra impie et scandaleuse, comme on sait, à Platon.
Quel est le sens de cette première modalité du tragique, dans le cadre d’une pensée de type « traditionnel » ? Le tragique est la forme que prend la théorie plus vaste de l’illusion cosmique, au contact d’une mentalité qui croit à la réalité de l’ego et des formes individuées. L’aveuglement « causé par les Dieux » correspond à l’ignorance qui est pour les Orientaux à l’origine de la croyance à l’ego. Le mérite du mythe tragique c’est de poser une dimension du mal qui dépasse la volonté de l’homme et dont cette volonté ne saurait en toute rigueur être tenue pour responsable. Il y a une fatalité qui est inscrite dans l’être même de l’ego antérieurement à l’exercice de cette volonté et qui pourra sembler correspondre à la réalité même du « libre arbitre » ou de la faculté de « choix », coïncidant avec une distorsion ontologique entre l’entendement et la volonté. La condition « égoïque » de la « réalité humaine » liée à l’existence d’une « possibilité de choix » pourra sembler le destin auquel la création même « condamne » l’homme, et d’où naîtront inéluctablement le malheur et la souffrance.
Les Gnostiques et les Kabbalistes interprètent dans ce sens la création d’Ève dans le mythe adamique : la séparation de l’entendement et de la volonté comme premier moment de la chute qui conditionnera nécessairement ses péripéties ultérieures. Cette césure « tragique » correspond à l’Ignorance ou au voile de Mâyâ de l’Hindouisme, ignorance qui déculpabilise l’homme. Mais cette ignorance qui engendre la division, la contradiction, le malheur n’est elle-même que la suite de la puissance de manifestation du Principe lui-même ou de l’Absolu supra-personnel, c’est-à-dire du Bien platonicien. La « volonté mauvaise » d’un Dieu personnel renvoie donc en dernière analyse à au au-delà du bien et du mal relatifs, à un Bien au-delà de l’Être et de l’Essence, elle est comme l’expression de son infinité intégrale, exprimée sous une forme symbolique destinée à montrer ce qui dans le destin de l’homme demeure antérieur et extérieur à sa volonté même, ou plutôt à l’exercice de cette volonté (et qui peut coïncider, à la limite, avec l’être même de cette volonté en tant que telle).
Mais l’ego « écrasé » et « déchiré » par les Dieux « méchants » n’est pas pour autant victime d’une « injustice ». Son « destin » renvoie finalement à une « justice » plus profonde, à un Logos qui transcende le Logos humain, comme le laissent entendre la parole d’Anaximandre ou certains aphorismes d’Héraclite. En un sens l’ego est « coupable » d’exister et l’individuation apparaît comme une « faute » dans la mesure où nous sommes renvoyés à la dimension supra-personnelle du Soi dont l’ego n’est finalement distinct qu’en mode illusoire. Autrement dit, Platon a raison lorsqu’il affirme que « Dieu est innocent » car le malheur qui affecte « l’être ego » est finalement la conséquence d’un mirage ou d’une illusion dont je m’affecte moi-même. Mais cette illusion n’apparaît évidemment telle qu’à l’ego qui a réussi à s’en déprendre. Et ceci justifie le schéma traditionnel de notre théodicée occidentale concernant l’innocence de Dieu, mais en dépassant évidemment ses présuppositions fondamentales. La théorie asiatique de l’illusion cosmique – dont on retrouve comme un écho chez les Présocratiques et dans le symbolisme dionysiaque que Nietzsche, au-delà des interprétations d’Aristote, retrouve dans la tragédie grecque – permet de réunir les problématiques divergentes du Dieu méchant et du Dieu innocent, en nous montrant le sens profond de la problématique tragique elle-même.
Le tragique n’est possible que pour l’homme qui reste fidèle à la fameuse « mesure » grecque, c’est-à-dire à la vision de l’homme enfermé dans sa finitude, qui s’identifie avec les limites constitutives de son humanité, c’est-à-dire avec l’ego. Du point de vue de la métaphysique orientale, cette « mesure » se ramène à la vraie « démesure » ou à son fondement ontologique : et c’est à partir de cette démesure de faite de l’ego affirmant sa réalité que l’homme rencontre le tragique, le destin, et l’apparente violence et l’injustice des Dieux.
Pour l’homme asiatique, cette « violence des Dieux » ne fait qu’un avec la violence même et la démesure de l’ego qui se projette mythiquement en celle-ci.
Ce qu’on pourrait appeler l’aspect « exotérique » de la tragédie, que Platon affectait de retenir, de même qu’Aristote (ou Ricœur) – contrairement à Nietzsche – correspond à une première forme d’éloigement du divin, corrélatif de « l’humanisme » et de la « mesure » grecque.
La seconde forme du tragique que nous offre la culture de l’Occident traditionnel apparaît à l’intérieur du monothéisme judéo-chrétien lui-même, et en raison, nous semble-t-il, d’une seconde forme d’éloignement du divin, qui marquera d’une façon décisive la pensée et la culture de l’Occident et qui correspond à la transcendance abstraite du Dieu personnel et créateur.
L’opposition fondamentale qu’il faut signaler à cette occasion est celle de cet Absolu personnel et exclusivement transcendant par rapport à l’Absolu transpersonnel tel qu’il apparaît dans les traditions asiatiques, dans le cadre de ce que nous avons appelé la doctrine de la nature intégrale.
Il nous semble qu’on peut affirmer sans paradoxe que la croyance au Dieu « vivant », personnel et créateur du monothéisme judéo-chrétien correspond à une autre forme d’éloignement du divin, parallèle à celle du « mythe tragique » ou plus précisément à ce qu’on pourrait appeler la première étape de la mort de Dieu. Au lieu d’être à la fois radicalement transcendant et intégralement immanent à la manifestation, le « Divin » ne doit ici sa « transcendance » qu’à la césure ontologique séparant la créature du Créateur. Cette extériorité réciproque et insurmontable conditionne la fameuse « humilité » de la créature – parallèle à la « mesure » hellénique, et constituant en fait, de même que cette dernière, une forme de « démesure » - par rapport à la problématique de l’Orient prise comme référence, en ce sens que la créature en tant que telle, c’est-à-dire en tant qu’ego, est posée comme réelle dans son être-pour-soi, dans substantialité dépendante et dérivée, sans doute, mais effective. Le tragique qui surgira de la relation entre l’homme et Dieu est conditionné là encore par le postulat fondamental de la réalité de l’ego – qui creuse une distance infinie entre Dieu et la réalité constitutive de l’homme. Le postulat monothéiste envisagé dans la rigueur de son expression non chrétienne entraîne la « crainte et le tremblement » du croyant en présence du radicalement Autre, et l’on sait que la médiation de l’homme-Dieu n’empêchera pas les formes les plus « occidentales » du christianisme lui-même, chez un Pascal, un Kierkegaard ou un Barth, de déboucher sur un Dieu « absent », objet d’une sorte d’impuissante nostalgie de la conscience malheureuse.
Notons que la césure créature-Créateur favorise la résurgence du mythe tragique du Dieu méchant, comme on le voit dans le livre de Job, où l’innocent et le juste se trouvent persécutés – par Diable interposé – par Yahvé. Tragique apparaît la souffrance de Job, ou l’épreuve d’Abraham prêt à sacrifier Isaac dans sa foi aveugle et inconditionnelle au Tout-puissant. Sans oublier la solitude et l’abandon du Christ lui-même, l’Innocent qui sans doute a choisi de souffrir (et qui par là même peut sembler avoir supprimé la possibilité même du tragique) mais dont le cri adressé à son Père préfigure la « déréliction » tragique des modernes. Tragiques également peuvent apparaître les oppositions, voire les contradictions qui contraignent le croyant à des choix déchirants : la Foi ou la Raison, la Nature ou la Grâce, la Chair ou l’Esprit, et que le croyant est amené à vivre dans l’angoisse, dans l’incertitude d’une foi sur la libre volonté de l’ego et pour laquelle le mystère tend à se dégrader en paradoxe scandaleux et finalement dans l’Absurde lui-même, c’est-à-dire le Non-sens. Le vide de l’ego sur lequel – par une sorte de fausse humilité – le croyant se trouve centré et crispé se répercute sur la relation entre le moi et Dieu et creuse l’abîme entre l’homme et ce Dieu qui est comme une autre figure du Destin de la tragédie païenne.
Tragique impur ou incomplet, disions-nous plus haut à propos du tragique prémoderne, païen ou judéo-chrétien, car le tragique grec débouche finalement sur un « théophanisme » centré sur un Dieu méta-moral, en allant jusqu’au bout de l’interprétation « dionysiaque » donnée par Nietzsche, et le tragique monothéiste se résorbe dans la médiation christique, qui a permis, comme on sait, à Hegel de tansmuer sans paradoxe son pantragisme en panlogisme.
La modernité, plus que la tragédie d’Eschyle ou de Sophocle, nous apportera l’essence ou la vérité du tragique : le tragique à l’état pur.
Nous poserons ici la modernité comme l’événement consécutif à la seconde mort de Dieu – la première mort correspondant à l’avènement du Dieu personnel, éthique et créateur du judéo-christianisme.
L’ego n’est plus seulement isolé et séparé d’une transcendance hostile et aliénante, il récuse l’hégémonie du Tout autre dont il prend la place. L’essence de l’homme est alors strictement réduite aux contours d’un ego qui devient l’unique « subjectivité », l’unique mesure de l’être et des valeurs. La première phase de cet humanisme et de cet athéisme triomphants peut sembler correspondre à une régression du tragique dans la mesure où l’ego humain se trouve intégré dans un processus actif de totalisation, tel que l’illustrent notamment la dialectique hégélienne, avec le sens de l’histoire, ou la domestication de la nature par la technique.
Mais, en un sens, il est possible de déceler[16] un tragique de type politique et historique qui est proprement moderne, et profondément lié aux dimensions totalisantes, voire totalitaires, prises par l’ego humain ; l’histoire est divinisée et l’homme collectivisé : l’ego ainsi divinisé pourra prendre figure de destin oppressant[17] pour la subjectivité singulière en tant que telle : l’existentialisme d’un Kierkegaard ou du premier Sartre dénoncera les illusions de l’ego, ou pour l’humanisme.
La mort de Dieu débouche alors sur la « mort de l’homme », ultime conséquence de l’hégémonie du principe d’individuation, avec la mise en évidence du caractère illusoire et provisoire du processus de totalisation dialectique qui correspond à la prise de conscience progressive du Non-sens (proprement tragique) d’une politique de l’avoir. L’ego humain enfermé dans l’affirmation de son hégémonie et de sa volonté de puissance conquérante est acculé, au terme de son odyssée, à la conscience de l’échec nécessaire et tragique du processus de totalisation ou de l’inéluctable écroulement des totalités qu’il a suscitées.
D’où la découverte du vide radical qui constitue la vérité de l’ego, tel qu’il apparaît dans la première philosophie de Sartre, dont on ne saurait sous-estimer l’importance capitale et la signification.
Elle nous paraît coïncider avec la prise de conscience des ultimes implications de la vérité de l’ego pris comme mesure du sens et de l’être. Tragique à l’état pur, tragique sans tragédie, durée pure sans devenir véritable. Au temps créateur de l’humanisme triomphant succède le temps destructeur de la mort de l’homme, de l’homme identifié avec la pure puissance de négation que constitue sa « liberté ». Et le tragique nous livre ici l’un de ses paradoxes : la philosophie de la liberté à l’état pur, identifiant l’homme avec la pure puissance de choisir, c’est-à-dire avec le libre arbitre, est en même temps la philosophie tragique par excellence, parce qu’une pure liberté de choix non lestée d’un contenu, sans relations organiques et viscérales avec un ordre du réal dans lequel elle s’enracine, coïncide en dernière analyse avec la pure extériorité du Destin aveugle, mais dépouillée ici des nobles oripeaux des « tragédies » antiques.
Tragique de l’enfer, en deçà du temps lui-même et de son pouvoir destructeur, en deçà du tragique de la mort (dans Huis clos, Sartre nous aide à comprendre que le destin absurde et aveugle qui est au cœur du tragique est, plutôt que celui de la mort, ainsi que le Bouddhisme l’avait déjà montré, celui de la répétition indéfinie du même, de l’éternel retour infernal du vide constitutif de l’ego après l’écroulement des projets du désir et de ses illusions). Chez Sartre ce destin se déguisait encore sous le masque d’une fausse liberté, à laquelle il était déjà pourtant identique, et d’un faux humanisme, qui révéleront par exemple dans le théâtre d’un Becket leur vrai visage : tragique maximal, au terme de ce voyage au bout de la nuit[18] de l’enfer de l’ego, où l’enfer c’est l’ego avant d’être « les autres », où l’homme n’est plus victime innocente d’un Destin transcendant mais est devenu en un sens destin lui-même[19], pantin désarticulé et absurde plongé dans un monde sans consistance ni valeur, où rien, même la mort libératrice, ne saurait vraiment advenir. Tragique de l’homme absurde qui est en un sens déjà mort avant d’être né, victime d’une sorte de première mort caricaturalement analogue mais en vertu d’une analogie inverse, de la première mort dont parlent les mystiques. La transcendance du Destin cruel et terrifiant de la tragédie grecque révèle ici son vrai visage, au-delà de la récupération symbolique que Nietzsche avait tenté de réaliser : la transcendance du Destin tragique coïncide avec celle du Néant constitutif de l’être de l’égo. Ce tragique maximal reste en deçà de la chaleureuse violence des désirs, des déchirements et des souffrances que nous exhibent non sans quelques complaisance les grands trésors des tragédies classiques, Œdipe, Antigone, le roi Lear ou Phèdre. Douleur muette ou bègue de l’homme pulvérisé, qui passe par la mort du langage, par le logos désarticulé des protagonistes d’Ah ! les beaux jours ou d’En attendant Godot. Ainsi que le disait Dante, « les derniers cercles de l’enfer sont froids ».
G. Vallin
[1] Le retour du tragique, Paris, Ed. du Seuil, 1967, p. 292.
[2] Correspondant à ce que nous avons proposé d’appeler La perspective métaphysique (Paris, Presses Universitaires de France, 1959).
[3]Dont les présocratiques sont incontestablement proches, mais au-delà de leur récupération par Nietzsche.
[4] Cf. notre article « Nature intégrale et mutilée », Revue Philosophique (1974, janvier-mars, pp. 77-100).
[5] Alors qu’elle est toujours de fait, sinon en théorie originaire dans les doctrines produites par l’idéologie occidentale.
[6]Ainsi dans le Bouddhisme l’opposition transmigration (samsara) et nirvâna se trouve dépassée dans les formulations les plus caractéristiques du Grand Véhicule (cf. notre Perspective métaphysique, p. 120 sq.).
[7] Pour cette distinction, nous renvoyons à Domenach, o.c., p. 25 sq.
[8] Alors que la mentalité de l’Occident se heurte d’abord à la contradiction d’une individualité réelle qui doit être détruite en vertu d’une fatalité et non d’une nécessité interne.
[9] Cf. Ricoeur, Finitude et culpabilité, t. 2, chap. 2 : « Le Dieu méchant et la vision tragique de l’existence. »
[10] Notons que l’écoulement du flux héraclitéen exprimé par le παντἀ δεϊ correspond très exactement à la signification du mot sanscrit Samsara dans le Bouddhisme (la racine signifie « couler », « fuir »).
[11] Pour la multiplicité de ces formes, nous renvoyons à notre ouvrage Être et individualité, Paris, Presse Universitaires de France, 1959.
[12] Que nous avions analysée à propos de la Nature (cf. article Revue philosophique, janvier 1974).
[13] Il est bien évident que l’homme d’Orient moderne se situe dans l’aire culturelle d’une civilisation occidentale qui est devenue mondiale. L’homme maoïste en ce sens, c’est plutôt l’Extrême-Occident que l’Extrême-Orient.
[14] Cf. Etre et individualité, p. 415 sq.
[15] Finitude et culpabilité, t. 2 : La symbolique du mal.
[16] Cf. Domenach, Le retour du tragique, et Camus, L’homme révolté.
[17] Avec les formes les plus terrifiantes de la responsabilité collective dans les grandes tragédies de l’histoire contemporaine.
[18] Cette image célinienne nous aide à saisir les ultimes implications de la notion d’Occident prise dans son sens étymologique.
[19] Au-delà de l’affirmation d’Oreste, qui, dans Les mouches de Sartre, prétend être sa liberté.