Occidentalisme
Article de J. Evola publié dans la revue « La Flèche » No. 1, 15 octobre 1930.[1]
Celui qui a, net devant lui, le sens d’occidentalité et ferme la volonté de la maintenir, crue vivant sans mélange ni altération, voit s’avancer aujourd’hui, à côté du matérialisme, un nouveau et plus subtil péril : le péril spiritualiste.
En effet, jamais autant qu’aujourd’hui l’Occident n’a eu tant de peine à trouver une orientation précise, conforme à ses traditions, et cela surtout à cause des conditions singulières que l’Occident s’est créées lui-même.
D’une part, nous voyons maintenant dans l’Occident, un monde d’affirmation, d’individualité, de réalisation, comme vision nette (la science) et comme action précise (la technique), mais ce monde ne connaît aucune lumière, sa loi est celle de la fièvre et de l’agitation, sa limite est la matière, la voix de la matière, la pensée abstraite appliquée à la matière. D’autre part, s’accentue une impulsion vers quelque chose de supérieur, vers un « pas cela », mais cette impulsion ignore la loi de l’affirmation, la valeur de l’individualité et de la réalité, et se perd dans des formes indéfinies, mystiques, d’abstrait universalisme, de divagante religiosité.
Là où l’Occident affirme le principe actif, guerrier, réaliste de sa tradition, il est donc privé d’esprit; et là, où il aspire à la spiritualité, il n’a plus présent devant lui ce principe fondamental de l’occidentalité et fait place à son contraire; le brouillard du néo-spiritisme l’envahit avec ses évasions esthético-orientalisantes, moralisantes, boudhisantes, qui contredisent toutes, comme une très nouvelle barbarie exotique, l’esprit viril de l’occidentalité.
Cet état de choses s’est constitué comme une sorte de dilemme factice, qui est l’une des racines profondes de la crise de l’Occident moderne. Comprendre cela est le premier pas. Trancher l’alternative est la condition du salut.
La réaction spiritualistique au réalisme du monde moderne a certainement son bon droit, mais elle ne l’a plus quand elle embrasse dans la même négation des choses diverses, en perdant le sens de l’esprit qui, à travers l’expérience du réalisme, ont été réalisés par l’Occident à titre d’un état de conscience presque général. Le monde réalistique moderne, comme esprit, est intensément occidental. Sa réalisation se déverse, en effet, dans le règne arimanique de la machine, de l’or, du nombre, des métropoles d’acier et de ciment où meurt tout contact avec le métaphysique, où s’éteint tout sens des forces invisibles et vivantes des choses; mais à travers tout cela, l’âme occidentale s’est confirmée et renforcée en un « style » qui est une valeur et en face duquel le plan et les formes de la réalisation purement matérielle – qui, seuls, sont immédiatement visibles – peuvent être considérés comme une enveloppe contingente dont on peut faire abstraction et qu’on peut attaquer et abattre sans qu’il n’en souffre aucunement.
C’est l’attitude de la science, comme connaissance expérimentale, positive, méthodique, à la place de tout intuitionnisme instinctif, de clairvoyance confuse et superstitieuse, de tout intérêt pour l’indéterminé, l’ineffable et le « mystique ». C’est l’attitude de la technique, comme connaissance exacte des lois nécessitantes au service de l’action, en vertu, desquelles certaines causes étant posées il s’en suit des effets prévisibles et déterminés sans intrusion d’éléments moraux, sentimentaux ou religieux, à la place de la prière, de la crainte et de l’aspiration à la « grâce » et au « salut », de même que de tout fatalisme asiatique et du messianisme sémitique. C’est l’attitude de l’individualisme comme sens réal d’autonomie, de saine fierté guerrière, de libre initiative, à la place de la promiscuité communistique et fraternisante de la dépendance traditionnelle, de l’universalisme sans personnalité où la contemplation prévaut sur l’action et le monde pluralistique des formes est souffert comme la mort de l’ « Un ».
Quoiqu’en formes et à des degrés très divers, dans toutes les réalisations caractéristiques du monde moderne opère une impulsion conforme à ces trois dimensions fondamentales de l’esprit occidental. L’erreur a été de les confondre avec le matérialisme des réalisations auxquelles elles ont été appliquées. Toute réaction au matérialisme, toute volonté de dépasser le matérialisme s’est associée dès lors à une méconnaissance de l’esprit de l’occidentalité; le réveil de la « spiritualité » s’est traduit par une recherche de telle ou telle autre croyance exotique, avec une évasion graduelle des lois occidentales de réalisme, d’action et d’individualité, en donnant lieu précisément à ce néo-spiritualisme contemporain qui, si même il conserve quelque chose de vraiment spirituel, reste pour nous – nous le déclarons sans hésitation – une sorte de péril, de même qu’un élément de dégénérescence par rapport à ce qu’est la spiritualité de nous autres, les Occidentaux.
Surtout depuis la guerre mondiale (et ceci confirme encore sa racine malsaine et négative), les formes d’un tel spiritualisme ont pris un développement impressionnant. Ce sont les mille et mille sectes prêchant la doctrine du sur-homme dans les associations féminines et celles des infra-hommes des terres protestantes. C’est l’intérêt malsain pour les problèmes du subconscient, de la médianité, de la métapsychique. C’est la voie des « retours » aux formes religieuses vieilles. C’est, enfin, un mysticisme plus ou moins panthéistique, vague, prosélytaire, sensuellistique, humanitarisant, végétarien. Quelle que soit la grande variété de toutes ces formes, elles obéissent toutes à une même signification qui ne reflète qu’un sens d’évasion, d’insouffrance, de fatigue. C’est l’âme de l’occident qui vacille, se disloque, s’anémie. L’œil ne la voit plus subsister que dans le monde clos et aveugle d’en bas : derrière les seigneurs froids et lucides des algèbres entraînant les forces de la matière, dans l’or qui dicte la loi aux gouvernants, et aux gouvernés, dans les machines où, jour après jour, les héroïsmes privés de lumière s’élancent à travers le ciel et les océans.
Le défaut de toute impulsion en faveur de la libération de ce plan des valeurs, vivant dans ce plan, en vue de leur réaffirmation et intégration dans un ordre supérieur d’une spiritualité antimystique, est la véritable limite du monde moderne, son facteur de cristallisation et de décadence. La tradition occidentale ne ressuscitera que lorsqu’une nouvelle culture, qui ne sera pas envoûtée par l’hallucination de la réalité matérielle et de la psychologie humaine, créera des attitudes saines de science d’action absolue et d’individualité, au-delà du brouillard du « spiritualisme ». Et n’entendant rien d’autre que cela par le mot magie, nous disons : c’est au moyen d’une époque magique que l’Occident pourra sortie de l’époque obscure et de l’époque du fer. Aucun retour, aucune altération. En une époque de réalisme actif, transcendant et intensément individuel, notre tradition occidentale se redressera sur sa propre racine qui n’a pas de contact avec l’ascétisme et la contemplativité universalisante du passé. Nous retrouverons ainsi la Lumière qui du Nord descendit du Sud (l’esprit artico-atlantique) et de l’Ouest passa à l’Est, en laissant partout les mêmes traces d’un symbolisme cosmique et des paroles où résonnait la « grande voix des choses », en même temps que d’un sans héroïque, actif, conquérant. Cette époque, qui redonnera au monde la loi d’une vision claire et d’une action précise dans le monde spirituel même reprendra, tout en se gardant de tout romanticisme et de toute « utopie », la parole virile de « volonté d’avancement », qui exclut toute nostalgie, toute faiblesse des aspiration nirvaniques.[2]
J. EVOLA
[1] Ce sera le seul article d’Evola publié dans cette revue dont je ne recommande pas particulièrement la lecture. Evola semblant avoir pris ses distances par la suite.
[2] Evola nuancera ses positions par la suite, particulièrement sur le bouddhisme. Voir « Révolte contre le monde moderne » pour plus de précisions et « La Doctrine de l’Éveil » sur le bouddhisme. L’article comporte toutefois plusieurs aspects intéressants et c’est pourquoi j’ai voulu le partager ici.